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Nous resterons ensemble

J'ai lu Aventures & Passions
Version Originale: Not Quite a Husband
3 novembre 2010 ♦ Poche
ISBN-13: 9782290024362
ISBN-10: 2290024368

Nous resterons ensemble

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Prix de la meilleure
romance historique 2010

"- Votre père est au plus mal, Bryony. Vous devez rentrer à Londres." Bryony Asquith fixe avec méfiance celui qui a parcouru des centaines de kilomètres pour la rejoindre au coeur des vallées Kalash, en Inde, où elle exerce son métier de chirurgien. Ce messager n'est autre que Léo Marsden, son ancien mari, un homme qu'elle a aimé à la folie. Elle n'a donc pas le choix et va devoir entreprendre ce long périple à son côté, en taisant son secret. Car Bryony n'a jamais révélé à Léo pourquoi elle a exigé l'annulation de leur union...

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Extrait

Prologue

Au cours de sa longue et illustre carrière, Bryony Asquith se vit consacrer de nombreux articles dans divers journaux et magazines. Presque tous la décrivaient comme une femme ayant beaucoup d'allure et de distinction naturelles, et tous sans exception mentionnaient l'incongrue mèche de cheveux blancs dans sa chevelure d'ébène.

Nous resterons ensemble

Les journalistes les plus culottés lui demandaient dans quelles circonstances était apparue cette particularité physique. Souriante et détendue, Bryony leur racontait alors comment la mèche avait blanchi d'un coup quelques années plus tôt, lors d'une période de surmenage.

– Je n'avais pas dormi durant plusieurs jours, et je me suis réveillée comme ça un beau matin, devant le regard horrifié de ma pauvre femme de chambre, s'amusait-elle.

À l'époque où la mèche était apparue, Bryony allait sur ses trente ans. Effectivement, elle travaillait d'arrache-pied à l'hôpital. Et il était vrai que sa femme de chambre avait été consternée. Mais, comme chaque fois que l'on profère un énorme mensonge, elle omettait un léger détail dans son explication.

Un homme, en l'occurrence.

Il se nommait Quentin Léonidas Marsden. Elle le connaissait depuis toujours, mais ne lui avait pas accordé une pensée avant ce jour de printemps 1893 où il était arrivé à Londres. Quelques semaines plus tard, elle le demandait en mariage. Le mois suivant, ils étaient mari et femme.

Dès le début, on considéra qu'ils formaient un couple fort mal assorti. Lui était le plus beau, le plus populaire et le plus talentueux des cinq fils du septième comte de Wyden, tous beaux, populaires et talentueux.

Âgé à l’époque de vingt-quatre ans, il avait déjà à son actif une pièce de théâtre jouée sur la scène du théâtre St. James, une expédition au Groenland, ainsi que de nombreuses publications scientifiques qui avaient fait l'objet de lectures publiques à la très distinguée Société mathématique de Londres.

Léo Marsden était brillant, spirituel, séduisant. Le monde entier l'admirait et recherchait sa compagnie.

Bryony Asquith, en revanche, n'était guère loquace et suscitait peu d'intérêt en dehors de certains cercles très restreints. À dire vrai, la plupart des gens de qualité voyaient d'un mauvais œil le fait qu'elle exerçât une activité professionnelle, sans parler de la nature de ladite activité.

Qu'une femme bien née fasse des études de médecine était assez choquant en soi. Mais qu'elle se rende au travail chaque jour, comme une vulgaire employée... franchement, cela dépassait les bornes.

Il existait nombre d'unions bancales qui, défiant les prédictions pessimistes, s'épanouissaient dans la félicité conjugale. Ce ne fut pas le cas de la leur, qui se transforma en fiasco retentissant. Du moins pour elle. Léo, lui, fit lecture d'un nouvel article à la Société mathématique, avant de publier le récit haletant de ses aventures au Groenland, récit qui lui valut un concert de louanges.

Plus que jamais, il était acclamé partout.

Au bout d'un an de mariage, les choses s'étaient totalement dégradées. Bryony lui interdisait sa chambre, et lui... eh bien, elle ne pouvait espérer qu’il mène une vie de moine, n'est-ce pas ?

Ils ne dînaient plus ensemble et ne s'adressaient même plus la parole quand il leur arrivait de se croiser par hasard.

La situation aurait pu perdurer longtemps en l'état – peut-être des décennies – si Léo n'avait eu ces paroles saisissantes un soir, alors qu'il ne s'adressait même pas à Bryony.

Cela se passa en été, à peu près quatre mois après qu'elle lui eut refusé l'exercice de ses droits d'époux.

Elle rentrait à la maison plus tôt que d'ordinaire, légèrement avant minuit. Cela faisait soixante-dix heures qu'elle n'avait pas fermé l’œil en raison d'une épidémie de dysenterie et d'étranges rougeurs cutanées qui l'avaient tenue rivée à son microscope, dans son laboratoire, quand elle n'était pas en consultation à l'hôpital.

Elle paya le cocher du fiacre et resta un moment immobile sur le trottoir, devant la façade de la maison, le visage levé vers le ciel, sa main libre ouverte sous les premières gouttes de pluie.

L'air de la nuit vibrait d’électricité. Le tonnerre grondait déjà et l'horizon s'illuminait toutes les deux, trois secondes, comme si des angelots malicieux jouaient avec les allumettes du diable.

Quand elle baissa la tête, Léo était devant elle et la considérait d'un regard froid.

Nous resterons ensemble

Sa vue lui coupa littéralement le souffle. Elle n'arrivait toujours pas à se débarrasser de cette émotion dévastatrice qui explosait en elle chaque fois qu'elle l'apercevait, de ces regrets lancinants, de ce chagrin immense qu'elle était bien obligée de cacher et d'enfouir tout au fond de son cœur.

S'ils avaient été seuls, ils se seraient salués d'un simple hochement de tête, puis chacun aurait poursuivi son chemin sans qu'un seul mot ait été échangé. Mais Léo était en compagnie d'un ami, un type bavard répondant au nom de Wessex, qui aimait faire le galant auprès de Bryony, bien que la galanterie eût autant d'effet sur elle que sur un bloc de ciment.

Ce soir-là, ils avaient eu de la chance au jeu, lui apprit Wessex, tandis que Léo lissait chaque doigt de ses gants avec la méticulosité obsessionnelle d'un valet.

Bryony, le cœur brisé, le ventre comme lesté de plomb, fixait les mains de Léo.

– ... tu l'as formulé de manière très spirituelle, ai-je trouvé. Qu’as-tu dit exactement, déjà? babillait Wessex.

Sans parvenir à masquer une certaine impatience, Léo répondit :

– J'ai dit qu'un bon joueur s'installe à la table de jeu avec un plan en tête, quand un joueur médiocre se contente de prier et d'espérer bêtement.

Bryony eut l'impression d'être précipitée dans le vide d'une hauteur vertigineuse. Brusquement, c’était son propre comportement que les mots de Léo mettaient en lumière. Elle avait tout misé sur leur mariage. Parce que si Léo l'avait aimée, elle serait devenue aussi belle, désirable et admirée qu'il était beau, désirable et admiré. Et cela aurait démontré à tous ses détracteurs, de manière éclatante, à quel point ils s'étaient trompés à son sujet.

– Oui, voilà, c'est exactement cela ! acquiesça Wessex.

Léo toussota avant de déclarer :

– Nous devrions laisser Mme Marsden se reposer, maintenant. Elle est sûrement épuisée après cette longue journée passée à se dévouer aux autres.

Bryony lui jeta un regard acéré. Il ne s'occupait plus de ses gants. Même dans la lumière blafarde du réverbère, il gardait toute sa prestance et restait à ses yeux l'homme le plus séduisant du monde. On aurait dit qu'il lui avait jeté un sort irrésistible qu'elle ne parvenait pas à briser.

Quand il avait débarqué à Londres, toutes les femmes, jusqu'à la camériste de Bryony, avaient succombé à son charme juvénile. S'il avait eu un tant soit peu de décence, il se serait moqué de Bryony en lui disant qu'une vieille fille doctoresse, même fortunée, ne demandait pas un homme en mariage. Encore moins quand celui-ci était beau comme un dieu.

Mais non. Il avait fallu qu'il la regarde avec ce demi-sourire et murmure : « Poursuivez, je vous prie. Je suis tout ouïe. »

Elle inclina la tête avec raideur face aux deux hommes :

– Bonne nuit, monsieur Wessex. Bonne nuit, monsieur Marsden.

Deux heures plus tard, alors que la tempête faisait rage et secouait les volets, Bryony se mit au lit en frissonnant, après être restée trop longtemps dans l'eau refroidie du bain.

« Léo. Léo. Léo... Léo... » pensa-t-elle, comme elle le faisait chaque nuit.

Elle se redressa dans un sursaut. Elle ne s'en était jamais rendu compte, mais, en psalmodiant ainsi son prénom, elle adressait une sorte de prière désespérée au Ciel, tous ses espoirs condensés en un seul mot.

Depuis quand son désir s'était-il mué en obsession ? Depuis quand Léo était-il devenu son opium, sa morphine?

Nous resterons ensemble

Elle pouvait endurer bien des choses. Le monde était plein d'épouses bafouées qui vivaient la tête haute. Mais cet espoir pathétique et abject qu'elle ne maîtrisait pas lui était intolérable. Elle ne voulait pas ressembler à ces épaves qu'elle côtoyait dans son travail, ces malheureux drogués à une passion toxique, qui s'adonnaient avec délices à leur addiction alors même que celle-ci leur faisait perdre toute dignité.

Léo était son poison. Pour lui, elle avait renoncé à toute raison, à toute objectivité. Parce qu'il lui manquait, elle en perdait l’appétit et le sommeil. En ce moment même, son esprit s'évadait vers les rares moments de bonheur qu'ils avaient partagés. Comme si cela avait encore la moindre importance. Comme si ces souvenirs pouvaient illuminer les ruines désolées de leur mariage.

Comment se libérer de son emprise ? s'interrogea- t-elle, éperdue. Ils étaient officiellement unis depuis cette cérémonie somptueuse qu'elle avait organisée un an plus tôt et pour laquelle elle avait dépensé sans compter, parce qu'elle entendait clamer au monde que c'était elle, Bryony Asquith, qu'il avait choisie parmi toutes les autres.

Dehors, le tonnerre rugissait comme si une bataille faisait rage dans les rues environnantes. À l'intérieur de la maison, tout était silencieux, paisible. Pas un craquement en provenance de l'escalier ou de la chambre qui jouxtait la sienne – désormais, elle n'entendait plus jamais aucun bruit de ce côté-là.

L'obscurité se refermait sur elle.

Elle secoua la tête. Si elle refusait d'y penser, si elle s'épuisait au travail, jour après jour, elle pouvait faire semblant d'ignorer que ce mariage était un véritable désastre.

Et pourtant, c'était la vérité. Un désastre intégral, aussi désolant que les terres gelées du Groenland, voilà ce qu'était leur mariage.

La solution lui apparut au moment où un autre éclair déchirait le ciel.

C'était très simple, en fait. Elle avait de l'argent, elle pouvait payer des juristes qui éplucheraient toute cette paperasse matrimoniale. Ils finiraient bien par trouver quelque chose d'irrégulier. Et avec un petit mensonge par là- dessus – par exemple, au hasard : leur union n'avait pas été consommée -, cela suffirait pour obtenir l’annulation du mariage.

Ensuite, elle serait libre de le quitter, de fuir ce naufrage qu’était devenue leur union, le seul risque qu'elle ait osé prendre de sa vie. Elle pourrait oublier qu'elle avait été frappée en plein cœur, que la blessure purulente qu'il lui avait infligée était aussi malsaine qu'un marécage indien infesté de malaria.

Oui, elle pourrait respirer de nouveau.

Mais non, c'était impossible. Jamais elle ne parviendrait à le quitter. Lorsqu'il lui souriait, elle avait l'impression de marcher sur des pétales de rose. Les rares fois où elle lui avait permis de l'embrasser, dans les heures qui avaient suivi, elle avait gardé un goût de miel et de lait dans la bouche.

Si elle exigeait et obtenait l'annulation du mariage, il en épouserait une autre qui deviendrait son épouse légitime et lui donnerait les enfants que Bryony ne pouvait concevoir.

Mais elle ne voulait pas qu'il l'oublie. Elle était capable de supporter n'importe quoi, du moment qu'il restait là, qu'elle pouvait se cramponner à lui.

Oh, elle ne supportait plus cette créature pitoyable et larmoyante qu'elle était devenue !

Elle l'aimait.

Elle le détestait et se détestait.

Recroquevillée sur elle-même, elle commença à se balancer d'avant en arrière sur le lit, les yeux grands ouverts dans l'obscurité qui refusait de se dissiper.

Elle était toujours dans la même position, les bras serrés autour des genoux, quand sa femme de chambre vint ouvrir les rideaux et les volets pour laisser entrer la lumière du jour.

Elle versa ensuite du thé dans la tasse de Bryony, s'approcha du lit... et lâcha soudain son plateau, qui tomba à terre. La tasse se brisa sur le sol.

Nous resterons ensemble

– Oh, madame... vos cheveux... vos cheveux !

Hébétée, Bryony releva la tête et vit Molly se précipiter hors de la pièce. Celle-ci revint quelques secondes plus tard avec un miroir à main.

– Regardez, madame. Regardez !

La première pensée de Bryony fut de se dire qu'elle n'avait pas si mauvaise mine pour quelqu'un qui n'avait pas dormi depuis plus de trois jours.

Puis elle vit la mèche de cheveux, d'environ cinq centimètres de large, aussi blanche que des cristaux de soude.

Le miroir lui tomba des mains.

– Je cours chercher du nitrate d'argent pour vous faire une teinture. Ensuite, personne ne verra rien ! promit Molly.

– Non, pas de nitrate d'argent. C'est toxique, répondit Bryony par réflexe professionnel.

– Alors... du sulfate de fer ? Ou bien je pourrais mélanger du henné avec de l'ammoniaque, mais je ne suis pas certaine que...

– Oui, fais cela, coupa Bryony.

La femme de chambre partie, elle ramassa le miroir. Elle avait l'air hagarde, étrangement vulnérable. Ce chagrin dévorant qu'elle mettait un point d'honneur à cacher sautait aux yeux maintenant que cette longue mèche blanche ornait sa chevelure. Et elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même. Elle s'était fait cela toute seule, en s'abandonnant à cette folle passion, en s'obstinant à se voiler la face, en s'entêtant à tout risquer pour un bonheur illusoire inventé par son esprit délirant.

Elle lâcha le miroir, enserra de nouveau ses genoux de ses bras et recommença à se balancer.

Elle disposait de quelques minutes avant que Molly ne refasse irruption dans la chambre pour lui appliquer cette teinture.

Elle allait réclamer un entretien à Léo, afin de discuter avec lui, de manière calme et rationnelle, de la future dissolution de leur mariage.

Mais avant cela, elle s'autoriserait une dernière faiblesse.

« Léo, songea-t-elle. Léo. Léo. Léo. Les choses n'étaient pas censées tourner ainsi. »

Non, les choses n'étaient pas censées tourner ainsi.

1

Vallée de Rumbur
Principauté de Chitral
Province de la frontière du Nord-Ouest de l’Inde
Été 1897

Dans la clarté de ce bel après-midi ensoleillé, la mèche blanche formait une strie lugubre parmi la luxuriante chevelure brune de Bryony. Elle commençait sur le front et partait sur la tempe droite en une étrange arabesque, avant de rejoindre le chignon roulé sur la nuque.

Cette vision éveilla en Léo un curieux sentiment. Certainement pas de la pitié. Elle ne lui en inspirait pas plus que ne l'aurait fait un vieux loup solitaire de l'Himalaya. De la tendresse ? Non plus. Le froid polaire qui régnait en elle, dans son cœur comme dans son corps, avait jadis éradiqué chez lui toute velléité d'affection.

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Non, cela ressemblait plutôt à une sorte d'écho mélancolique, le souvenir d’espoirs forgés en des temps où il jouissait encore d'une certaine innocence.

Vêtue d'un corsage blanc et d'une jupe bleu foncé, elle était assise entre deux cannes à pêche séparées de quelques mètres. Un seau était posé à côté d'elle. D'une main, elle tenait une branche fine et flexible dont l'extrémité traçait des dessins aléatoires dans l'eau d'une transparence d'aigue-marine.

Sur l'autre rive du torrent s'étendait la plaine alluviale, étroite bande de terre hérissée de lourdes tiges d'un blond doré – le blé d'hiver, prêt à être récolté.

De petites maisons rectangulaires, en bois et pierres empilées, s'adossaient les unes aux autres sur la pente du terrain, tels les blocs d'un jeu de construction qu'un enfant aurait abandonnés là.

Au-delà du village, la déclivité s'accentuait encore et, passé une strate végétale composée de noyers et d'abricotiers, apparaissait le squelette même de la montagne, d'austères rochers aux arêtes acérées sur lesquels ne poussaient que de rares buissons ainsi que, çà et là, quelques intrépides cèdres de l'Himalaya.

– Bryony.

Il avait horriblement mal à la tête. Et pourtant, il fallait bien qu'il lui parle.

Elle s'était figée. La branche fut emportée par le courant, heurta un caillou, pirouetta, avant de voguer au loin. Toujours face au cours d’eau, elle entoura ses genoux de ses bras.

– Monsieur Marsden. Quelle surprise ! Puis-je savoir ce qui vous amène dans cette partie du monde ?

– Votre père est malade. Votre sœur vous a envoyé plusieurs télégrammes à Leh. Comme elle n'a reçu aucune réponse, elle m'a demandé de partir à votre recherche.

– Quel est le problème avec mon père ?

– Je ne connais pas les détails. Callista m'a seulement dit que les médecins étaient pessimistes et qu'il avait manifesté le souhait de vous revoir.

Elle se leva enfin et se tourna vers lui.

De prime abord, son visage donnait l'apparence d'une grande sérénité. Puis, dans un deuxième temps, on remarquait le manque d'éclat dans ses yeux verts, comme chez une nonne qui aurait été sur le point de perdre la foi.

Cependant, lorsqu'elle parlait, toute impression de placidité s'envolait. Elle avait la voix la plus vibrante qu'il eût jamais entendue, non pas stridente, mais affirmée, bien timbrée ; une voix qui clamait : « Vous pouvez bien penser ce que vous voulez, moi, je ne m'occupe que de mes malades ! »

Toutefois, en cet instant, elle se taisait et lui faisait penser à la statue d'un ange qui, dressée au milieu d'un cimetière, aurait veillé sur les défunts avec une compassion bienveillante.

– Et vous avez cru Callista ? laissa-t-elle tomber d'un ton sarcastique qui fit voler en éclats cette illusion de douceur.

– Pourquoi, je n'aurais pas dû ?

– Oh si. C'est-à-dire, si vous étiez bel et bien à l'agonie durant l'automne 1895.

– Je vous demande pardon ?

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– C'est ce qu'elle a prétendu. Vous étiez, selon ses affirmations, quelque part au fin fond de l'Amérique, et à l'article de la mort. Et, bien sûr, vous réclamiez à cor et à cri ma présence.

– Je vois, murmura-t-il. Elle n'en est pas à sa première tentative, c'est cela ?

– Êtes-vous fiancé ? Allez-vous bientôt vous marier ?

– Non !

Il aurait dû, pourtant. Il connaissait nombre de charmantes jeunes femmes qui auraient fait de parfaites épouses.

– Encore un délire de Callista. Qui assure également que vous seriez prêt à abandonner votre malheureuse fiancée sur un seul signe de ma part, ajouta Bryony, les yeux rivés au sol, avant de soupirer : Écoutez, je suis navrée qu'elle vous ait piégé de la sorte, et je vous suis très reconnaissante d'avoir fait un si long voyage pour me...

– Mais vous préférez que je tourne les talons et que je rebrousse chemin tout de suite, c'est bien cela ?

Elle laissa passer un court silence, puis répondit :

– Non, bien sûr que non. Vous devez d'abord vous reposer et vous réapprovisionner.

– Même si je n'en ai pas besoin ?

Cette fois, elle ne répondit pas et se détourna. S'étant baissée, elle ramassa l'une des cannes à pêche et actionna le moulinet pour récupérer une petite chose frétillante qui cherchait à se décrocher de l'hameçon.

Des semaines et des semaines durant, Léo avait parcouru les territoires les plus hostiles de la planète. Il avait dormi à même le sol dur et gelé, mangé le rare gibier qu'il réussissait à abattre et les quelques poignées de baies sauvages qu'il cueillait dès que l'occasion se présentait, et ce parce qu’il avait refusé d’être retardé par une file de coolies pliés en deux sous le poids des bagages indispensables à tout sahib qui voyageait.

Pour elle.

Et voilà tout ce qu'elle trouvait à dire ?

Décidément, il ne fallait rien attendre de cette femme.

– Dans l'histoire, le garçon qui criait au loup finit par avoir raison, argua-t-il. Votre père a soixante-trois ans, il n'est pas saugrenu de penser qu'un homme de cet âge ait pu tomber malade.

D'un mouvement habile du poignet, elle décrocha le poisson et le laissa tomber dans le seau.

– Je ne vais pas entreprendre un voyage de six semaines pour l'Angleterre parce qu’il y a une chance infime que Callista ait dit la vérité, objecta-t-elle.

– Si c'est le cas, vous regretterez de ne pas l'avoir crue.

– Je n'en suis pas si sûre.

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Autrefois, il avait été fasciné par les paradoxes de cette femme. Il la jugeait alors complexe, unique, bouleversante.

Désormais, il la trouvait seulement froide et insensible.

– Le retour ne prendra pas forcément six semaines, rétorqua-t-il. Il est possible d'effectuer le voyage en un mois.

Impavide, elle leva les yeux sur lui.

– Non, merci, dit-elle.

De Gilgit, où il vaquait tranquillement à ses occupations quand il avait reçu le télégramme de Callista, jusqu'à Leh, où Bryony était censée se trouver, il avait parcouru six cents kilomètres. Et autant en sens inverse après s'être cassé le nez. Ensuite, il était allé de Gilgit à la ville de Chitral — trois cent cinquante kilomètres supplémentaires. Il avait perdu plus de six kilos en cours de route. Et il ne s'était pas senti aussi harassé depuis son expédition au Groenland.

Qu'elle aille donc au diable.

– Très bien, dit-il en s'inclinant légèrement. Je vous souhaite une bonne journée, madame.

– Attendez !

Elle s'interrompit.

Il se retourna à demi.

Quand elle était tombée amoureuse de lui, il était une sorte d'homme-enfant magnifique, beau comme un Adonis brun, malicieux comme un jeune Dionysos. Elle ne connaissait personne d'autre qui aurait eu le front de chanter en public cette chanson idiote et vulgaire – celle qui parlait d'une duchesse qui faisait un usage particulier de sa théière – sans en sortir couvert de honte.

Vers la fin de leur mariage, il avait déjà perdu une bonne part de cette trompeuse douceur angélique. Aujourd'hui, son profil était anguleux, ses traits accusés, aussi acérés que les roches vertigineuses qui protégeaient les vallées kalash.

– Avez-vous l'intention de repartir tout de suite ? s'enquit-elle après un moment.

Elle n'avait pas vraiment envie qu'il reste, mais enfin, le renvoyer sans même lui offrir une tasse de thé aurait été de la dernière impolitesse.

– Non. J'ai promis de prendre le thé avec vos amis, M. et Mme Braeburn.

– Vous les avez donc rencontrés ?

– Ce sont eux qui m'ont dit où vous trouver, répliqua-t-il, une note d'impatience dans la voix.

Soudain, elle s'alarma. Il n'avait tout de même pas révélé aux Braeburn leur piteuse et brève histoire ?

– Que leur avez-vous dit... à notre sujet ?

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– Rien du tout. Je leur ai montré une photographie de vous, et je leur ai demandé s'ils savaient où je pourrais vous trouver, voilà tout.

Elle cilla. Il possédait donc une photographie d'elle ?

– Quelle photographie ?

Il glissa la main à l'intérieur de sa poche et en tira une enveloppe rectangulaire qu'il lui tendit. Au-delà de la lassitude, son expression ne trahissait aucun sentiment. Après un temps d'hésitation, elle s'essuya les mains à l'aide de son mouchoir, s'approcha et prit l'enveloppe.

Celle-ci n'était pas cachetée. Elle en sortit la photo et eut aussitôt l'impression que sa rétine la brûlait de manière insupportable.

C'était la photographie de son mariage. De leur mariage.

– D'où tenez-vous ceci ?

Léo avait quitté leur demeure de Belgravia le lendemain du jour où elle avait entrepris les démarches concernant l'annulation. Il avait abandonné derrière lui, sur la table de chevet, son tirage personnel, qu'elle s'était empressée de jeter au feu en même temps que le sien.

– Charles me l'a donnée quand je suis passé à Delhi.

Charles Marsden était l’un de ses frères aînés, et également l'ancien commissaire politique de Gilgit, un autre poste avancé sur la frontière indienne. Il était à présent le bras droit de lord Elgin, vice-roi et gouverneur général des Indes.

– Je l’ai « oubliée » chez lui, mais il n'a pas dû comprendre le sous-entendu, parce qu'il me l'a renvoyée par la poste.

– Que vous ont dit les Braeburn quand vous leur avez montré la photographie ?

– Que je vous trouverais en train de pêcher en amont du torrent, près du moulin.

– Pensez-vous... qu'ils vous aient reconnu ?

– Oui, je le pense, répondit-il fraîchement.

C'était une illusion, un mirage. Cet individu à la voix éraillée de fatigue, qui sentait la sueur de cheval et la poussière de la route, ne pouvait pas être l'homme à qui elle avait été mariée jadis. Il était impossible qu'il veuille la ramener en Angleterre. Impossible qu'il l'ait fait passer pour une menteuse aux yeux des Braeburn, ces gens si généreux et intègres.

– Et que leur direz-vous une fois que vous serez tous installés pour prendre le thé ?

Il eut un sourire déplaisant.

– Cela dépend entièrement de vous. Si nous décidons d’entreprendre le voyage de retour sitôt ce thé avalé, j'inventerai une jolie fable où il sera question de séparation forcée, d'absence déchirante et de retrouvailles euphoriques, ici, en ces lieux inaccessibles. Dans le cas contraire... je leur dirai que nous sommes divorcés.

– Mais ce n'est pas vrai !

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– Inutile de couper les cheveux en quatre. Il s'agissait bel et bien d'un divorce, même si vous préférez appeler cela pudiquement une « annulation ».

– Ils ne vous croiront pas, ajouta-t-elle avec véhémence.

– Mais vous croiront-ils, vous qu'il y a un quart d'heure encore ils prenaient pour une honnête veuve ?

Bryony inspira profondément et détourna la tête.

– C'est ainsi et pas autrement. Pour moi, vous n'existez plus, articula-t-elle.

Parfois, dans les moments les plus anodins – quand elle laçait ses bottines ou lisait un article traitant des brides intestinales après une ovariectomie -, jaillissait dans sa mémoire un souvenir qui la cueillait par surprise et la crucifiait sur place.

La fleur qu'il portait à sa boutonnière le soir où il l'avait embrassée pour la première fois. Un brin de jasmin étoilé d'un blanc pur, minuscule, adorable, duveteux comme un flocon de neige...

Le contact du lainage humide sous ses doigts à l'instant où elle avait posé la main sur sa manche. Il pleuvait et il l'avait raccompagnée jusque sur le trottoir pour l'aider à monter en voiture...

Et ce moment merveilleux, suspendu, hors du temps, quand il lui avait répondu en souriant :

– Pourquoi pas ? Ce ne doit pas être désagréable d'être marié avec vous.

Le reflet du soleil, presque décomposé en petit arc-en-ciel sur l'émail de sa montre de gousset, celle qu'elle lui avait offerte en cadeau de fiançailles et qu'il tenait dans sa main en fixant le déplacement de la trotteuse le jour où elle l'avait prié de donner son accord à l'annulation du mariage...

Ces réminiscences étaient semblables aux douleurs fantômes que continue à ressentir un infirme plusieurs années après son amputation.

Pour moi, vous n'existez plus.

Il avait eu un frémissement, une sorte de sursaut lorsqu'elle avait prononcé ces mots.

Néanmoins, sa voix était parfaitement neutre quand il rétorqua :

– Alors, ce sera le divorce.

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